La porte s'ouvrit et la voix d'un homme appela :
"Tu viens, ma chérie ?"
La petite fille d'environ quatre ans se leva, abandonnant les jouets avec lesquels elle passait le temps. Le visage de l'enfant exprimait la lassitude de l'attente à la fin d'une longue journée. La gamine était fatiguée. Elle rejoignit l'homme, à qui elle tendit la main, et entra avec lui dans la pièce remplie par un bureau et ses sièges, un lit d'auscultation et une table chargée de matériel médical, quelques jouets et divers autres instruments tels un mètre ou une balance. En blouse blanche, le pédiatre fit signe à l'homme de mettre la petite sur l'un des deux sièges face à son bureau. Quand ses visiteurs furent assis, il se pencha en avant, adressant un beau sourire à la petite fille. Le médecin était jeune, la première moitié de trentaine certainement : son cabinet était récent, mais essentiel dans ce coin perdu...
"Alors princesse, ton papa me dit que tu ne dors pas bien ? Tu veux en parler ?"
La petite fille, dont le regard témoignait jusqu'ici d'un intérêt placide et fatigué, se renfrogna et secoua la tête, faisant voler ses petits cheveux d'un blond très clair autour de sa tête. Puis, sans un mot, elle leva la tête vers sa droite et lança un regard courroucé à son père, qui soupira.
"Ne vous en faites pas, Monsieur...ce n'est pas très grave, et c'est bien normal."
"Docteur, je suis un homme occupé, et je vis seul avec elle. J'ai malheureusement peu de temps à lui accorder, si je veux pouvoir lui offrir ce que j'espère pouvoir être le meilleur pour elle. Je ne peux pas m'occuper de ça, et les babysitters que je prends commencent à s'en fatiguer également : c'est une petite ville loin du tout, comment ferai-je si personne ne veut la garder hors des horaires de l'école ?"
"Mais à cet âge, c'est normal quand même."
"Allons docteur, à chaque fois qu'elle s'endort, elle le fait ! Et ça dure depuis plus d'un an !"
L'enfant se renfrogna plus encore. Elle avait beau être petite et les adultes parler de façon détournée, elle savait de quoi il s'agissait. Et cela ne lui plaisait pas du tout...c'était déjà assez humiliant pour elle, qui était très "éveillée" et "intelligente pour son âge", comme disaient ces mêmes adultes. Le médecin s'en rendit compte.
"Allons, ma petite Siana...tu ne veux pas me parler des rêves que tu fais ? Moi et ton papa, nous aimerions t'aider à régler ton problème au lit, pour ton bien...et je pense que ce sont ces rêves qui te font faire pipi quand tu dors."
"'Veux pas !"
"Siana chérie, tu peux raconter au docteur tes mauvais rêves, il les fera partir pour ne laisser que les bons."
"'Veux pas !!"
"Allons, ma princesse..."
"'VEUX PAS !!!"
Monsieur Elemanquia soupira et tourna à nouveau son regard vers le docteur. Celui-ci semblait réfléchir intensément, les yeux rivés sur la petite, les sourcils froncés ; soudain, il s'anima :
"Monsieur, puis-je vous demander de me laisser seul un instant avec elle ?"
"Euh, oui, mais pourquoi donc ?"
"J'ai une petite idée, mais je pense qu'elle ne marchera que si vous êtes absent. Vous voulez bien patienter dans la salle d'attente ?"
Un peu interloqué, le père sortit tout de même. Le médecin fit le tour de son bureau, et vint s'asseoir face à la blondinette, qui, toujours renfrognée, fixait ses doigts, les mains posées sur ses genoux.
"Siana, pourquoi ne veux-tu pas me parler des rêves que tu fais ? Tu peux au moins me dire pourquoi tu ne veux pas les raconter, non ?"
"Hummm...je veux pas qu'ils partent..."
"Pourquoi, Siana ? Pourquoi ne veux-tu pas que ces méchants rêves qui te font faire pipi au lit partent ?"
La fillette tourna la tête vers le médecin, levant sur lui ses grands yeux verts aux teintes bleutées.
"Parce que dans les méchants rêves, il y a maman. Et je veux pas que maman parte."
La voix enfantine était ferme, mais le pédiatre vit bien que les larmes étaient aux bords des yeux. Et il savait.
"Maman n'est jamais dans les bons rêves ?"
"Pas beaucoup. Dans les bons rêves, c'est papa qui est là. Ou des endroits que j'aime. Mais maman elle est pas là, ou alors je vois pas son visage."
"Tu ne vois pas son visage ? Comment est-elle alors, dans les bons rêves ?"
"Elle me tourne le dos, ou son visage est tout blanc."
"D'accord..."
Le médecin lui adressa un petit sourire, mais il se forçait. Il se leva, fit descendre Siana et alla ouvrir la porte.
"Nous avons fini, tu peux aller jouer dans la salle...Monsieur, je vous en prie."
Sans un regard ni un mot pour le médecin ou son père, la fillette sortit, tête baissée et poings serrés, puis son père entra et les deux hommes s'assirent.
"Bon, écoutez...cela relève maintenant de la psychologie infantine, et je ne suis pas assez compétent pour cela. Il y a bien un spécialiste à Anchorage, mais évidemment, faire l'aller-retour...donc, je vais le contacter et lui parler de tout cela. Il devrait pouvoir me donner des conseils pour Siana."
"Merci docteur..."
"Monsieur Elemanquia...votre fille est perturbée par votre perte, et je pense que ça prendra du temps de l'aider à surmonter ça. Beaucoup de temps, comprenez-vous ? Je ne doute pas que cela s'améliore vite, et que la fréquence de ses mictions nocturnes baisse facilement, mais dans le temps ça perdurera. Elle a du mal à surmonter le décès de votre épouse, et craint de l'oublier. Le fait qu'elle urine au lit est avant tout le signe d'une souffrance, d'accord ?"
"Je m'en doutais...mais, je vous avoue ne pas savoir comment l'aider."
Le médecin fixa l'homme bien bâtit qui lui faisait face. Monsieur Elemanquia avait vite bâtit sa réputation de bosseur, et en moins d'un an de présence à Dilingham, il avait quasiment prit le contrôle du commerce de poissons de toute la région. Un instant, le disciple d’Hippocrate se dit que c'était probablement que le père lui-même ne se remettait pas de sa douleur : se perdre dans le travail était son anti-douleur. Il se promis d'en parler à son collègue aussi...
"Bon, écoutez, outre le fait que je vais joindre le spécialiste, je vais aussi vous donner ce conseil : levez le pied et sortez-la. Elle a besoin de se changer les idées, mais avec quelqu'un de sa famille, et vous seul pouvez actuellement lui apporter cela."
"La sortir ?"
"Je ne sais pas, moi : allez au cinéma, faites un tour en bateau, allez marcher dans les bois...ce genre de choses. Il faut qu'elle soit avec vous tout en s'occupant l'esprit avec des expériences positives."
"C'est vrai que je peux facilement l'emmener en bateau, et que notre maison est assez isolée, dans les collines boisées montant vers les montagnes..."
"Eh bien voilà. Je vous recontacte vite."
"Merci."
Ils se serrèrent la main, puis le négociant en poissons sortit.
Il fixa un instant sa fille, qui au lieu de se tourner à nouveau vers les jouets était debout, face à une affiche apposée sur l'un des murs de la salle d'attente. Le coeur du magnat se serra.
*Oui...notre famille aurait pu en être là, si souriante et complète, si elle n'était pas malheureusement décédée...*
L'affiche montrait deux parents et leurs deux enfants se brossant les dents devant leur glace en faisant de grands sourires. Le père saisit la main de sa fille.
"On y va ?"
"Hum."
A l'acquiescement de la petite, il l'entraîna pour sortir du cabinet et prit la direction de sa voiture, une grosse Jeep Defender, modèle Station Wagon 110, noire. Il fit monter Siana, l'asseyant dans le siège enfant à l'arrière. Il avait toujours été prudent, et l'était plus encore qu'avant, maintenant qu'il était seul pour veiller sa petite blondinette. Il démarra.
"Papa ?"
"Oui ma chérie ?"
"Je t'aime."
"...moi aussi, ma princesse."
Son cœur se serra, et le véhicule prit le chemin de la maison. Il devait absolument suivre le conseil du médecin, et prendre du temps sur son travail pour emmener son ange aux cheveux presque platines voir les beautés de ce monde...oui, demain même, il quitterait plus tôt et l’emmènerait voir les castors sur l'un des proches bras de la Wood, le grand fleuve local.
"Tu viens, ma chérie ?"
La petite fille d'environ quatre ans se leva, abandonnant les jouets avec lesquels elle passait le temps. Le visage de l'enfant exprimait la lassitude de l'attente à la fin d'une longue journée. La gamine était fatiguée. Elle rejoignit l'homme, à qui elle tendit la main, et entra avec lui dans la pièce remplie par un bureau et ses sièges, un lit d'auscultation et une table chargée de matériel médical, quelques jouets et divers autres instruments tels un mètre ou une balance. En blouse blanche, le pédiatre fit signe à l'homme de mettre la petite sur l'un des deux sièges face à son bureau. Quand ses visiteurs furent assis, il se pencha en avant, adressant un beau sourire à la petite fille. Le médecin était jeune, la première moitié de trentaine certainement : son cabinet était récent, mais essentiel dans ce coin perdu...
"Alors princesse, ton papa me dit que tu ne dors pas bien ? Tu veux en parler ?"
La petite fille, dont le regard témoignait jusqu'ici d'un intérêt placide et fatigué, se renfrogna et secoua la tête, faisant voler ses petits cheveux d'un blond très clair autour de sa tête. Puis, sans un mot, elle leva la tête vers sa droite et lança un regard courroucé à son père, qui soupira.
"Ne vous en faites pas, Monsieur...ce n'est pas très grave, et c'est bien normal."
"Docteur, je suis un homme occupé, et je vis seul avec elle. J'ai malheureusement peu de temps à lui accorder, si je veux pouvoir lui offrir ce que j'espère pouvoir être le meilleur pour elle. Je ne peux pas m'occuper de ça, et les babysitters que je prends commencent à s'en fatiguer également : c'est une petite ville loin du tout, comment ferai-je si personne ne veut la garder hors des horaires de l'école ?"
"Mais à cet âge, c'est normal quand même."
"Allons docteur, à chaque fois qu'elle s'endort, elle le fait ! Et ça dure depuis plus d'un an !"
L'enfant se renfrogna plus encore. Elle avait beau être petite et les adultes parler de façon détournée, elle savait de quoi il s'agissait. Et cela ne lui plaisait pas du tout...c'était déjà assez humiliant pour elle, qui était très "éveillée" et "intelligente pour son âge", comme disaient ces mêmes adultes. Le médecin s'en rendit compte.
"Allons, ma petite Siana...tu ne veux pas me parler des rêves que tu fais ? Moi et ton papa, nous aimerions t'aider à régler ton problème au lit, pour ton bien...et je pense que ce sont ces rêves qui te font faire pipi quand tu dors."
"'Veux pas !"
"Siana chérie, tu peux raconter au docteur tes mauvais rêves, il les fera partir pour ne laisser que les bons."
"'Veux pas !!"
"Allons, ma princesse..."
"'VEUX PAS !!!"
Monsieur Elemanquia soupira et tourna à nouveau son regard vers le docteur. Celui-ci semblait réfléchir intensément, les yeux rivés sur la petite, les sourcils froncés ; soudain, il s'anima :
"Monsieur, puis-je vous demander de me laisser seul un instant avec elle ?"
"Euh, oui, mais pourquoi donc ?"
"J'ai une petite idée, mais je pense qu'elle ne marchera que si vous êtes absent. Vous voulez bien patienter dans la salle d'attente ?"
Un peu interloqué, le père sortit tout de même. Le médecin fit le tour de son bureau, et vint s'asseoir face à la blondinette, qui, toujours renfrognée, fixait ses doigts, les mains posées sur ses genoux.
"Siana, pourquoi ne veux-tu pas me parler des rêves que tu fais ? Tu peux au moins me dire pourquoi tu ne veux pas les raconter, non ?"
"Hummm...je veux pas qu'ils partent..."
"Pourquoi, Siana ? Pourquoi ne veux-tu pas que ces méchants rêves qui te font faire pipi au lit partent ?"
La fillette tourna la tête vers le médecin, levant sur lui ses grands yeux verts aux teintes bleutées.
"Parce que dans les méchants rêves, il y a maman. Et je veux pas que maman parte."
La voix enfantine était ferme, mais le pédiatre vit bien que les larmes étaient aux bords des yeux. Et il savait.
"Maman n'est jamais dans les bons rêves ?"
"Pas beaucoup. Dans les bons rêves, c'est papa qui est là. Ou des endroits que j'aime. Mais maman elle est pas là, ou alors je vois pas son visage."
"Tu ne vois pas son visage ? Comment est-elle alors, dans les bons rêves ?"
"Elle me tourne le dos, ou son visage est tout blanc."
"D'accord..."
Le médecin lui adressa un petit sourire, mais il se forçait. Il se leva, fit descendre Siana et alla ouvrir la porte.
"Nous avons fini, tu peux aller jouer dans la salle...Monsieur, je vous en prie."
Sans un regard ni un mot pour le médecin ou son père, la fillette sortit, tête baissée et poings serrés, puis son père entra et les deux hommes s'assirent.
"Bon, écoutez...cela relève maintenant de la psychologie infantine, et je ne suis pas assez compétent pour cela. Il y a bien un spécialiste à Anchorage, mais évidemment, faire l'aller-retour...donc, je vais le contacter et lui parler de tout cela. Il devrait pouvoir me donner des conseils pour Siana."
"Merci docteur..."
"Monsieur Elemanquia...votre fille est perturbée par votre perte, et je pense que ça prendra du temps de l'aider à surmonter ça. Beaucoup de temps, comprenez-vous ? Je ne doute pas que cela s'améliore vite, et que la fréquence de ses mictions nocturnes baisse facilement, mais dans le temps ça perdurera. Elle a du mal à surmonter le décès de votre épouse, et craint de l'oublier. Le fait qu'elle urine au lit est avant tout le signe d'une souffrance, d'accord ?"
"Je m'en doutais...mais, je vous avoue ne pas savoir comment l'aider."
Le médecin fixa l'homme bien bâtit qui lui faisait face. Monsieur Elemanquia avait vite bâtit sa réputation de bosseur, et en moins d'un an de présence à Dilingham, il avait quasiment prit le contrôle du commerce de poissons de toute la région. Un instant, le disciple d’Hippocrate se dit que c'était probablement que le père lui-même ne se remettait pas de sa douleur : se perdre dans le travail était son anti-douleur. Il se promis d'en parler à son collègue aussi...
"Bon, écoutez, outre le fait que je vais joindre le spécialiste, je vais aussi vous donner ce conseil : levez le pied et sortez-la. Elle a besoin de se changer les idées, mais avec quelqu'un de sa famille, et vous seul pouvez actuellement lui apporter cela."
"La sortir ?"
"Je ne sais pas, moi : allez au cinéma, faites un tour en bateau, allez marcher dans les bois...ce genre de choses. Il faut qu'elle soit avec vous tout en s'occupant l'esprit avec des expériences positives."
"C'est vrai que je peux facilement l'emmener en bateau, et que notre maison est assez isolée, dans les collines boisées montant vers les montagnes..."
"Eh bien voilà. Je vous recontacte vite."
"Merci."
Ils se serrèrent la main, puis le négociant en poissons sortit.
Il fixa un instant sa fille, qui au lieu de se tourner à nouveau vers les jouets était debout, face à une affiche apposée sur l'un des murs de la salle d'attente. Le coeur du magnat se serra.
*Oui...notre famille aurait pu en être là, si souriante et complète, si elle n'était pas malheureusement décédée...*
L'affiche montrait deux parents et leurs deux enfants se brossant les dents devant leur glace en faisant de grands sourires. Le père saisit la main de sa fille.
"On y va ?"
"Hum."
A l'acquiescement de la petite, il l'entraîna pour sortir du cabinet et prit la direction de sa voiture, une grosse Jeep Defender, modèle Station Wagon 110, noire. Il fit monter Siana, l'asseyant dans le siège enfant à l'arrière. Il avait toujours été prudent, et l'était plus encore qu'avant, maintenant qu'il était seul pour veiller sa petite blondinette. Il démarra.
"Papa ?"
"Oui ma chérie ?"
"Je t'aime."
"...moi aussi, ma princesse."
Son cœur se serra, et le véhicule prit le chemin de la maison. Il devait absolument suivre le conseil du médecin, et prendre du temps sur son travail pour emmener son ange aux cheveux presque platines voir les beautés de ce monde...oui, demain même, il quitterait plus tôt et l’emmènerait voir les castors sur l'un des proches bras de la Wood, le grand fleuve local.